Mémoire important sur la fabrication des armes de guerre

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Message  fcrozet Jeu 19 Fév 2015, 19:37

Qui a entendu parler d'Honoré BLANC!

et pourtant, le père de la standardisation des pièces...un virage dans l'industrie armurière et l'industrie tout court.

Les américains comprirent beaucoup plus vite l'importance de ses travaux:

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k44081k/f3.image

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Message  fcrozet Jeu 19 Fév 2015, 20:14

et pour approfondir , un article de la revue La Recherche de 1997.

Au début des années 1790, un armurier français invente et met en œuvre une innovation technologique extraordinaire : il fabrique des fusils à partir de pièces détachées interchangeables et, dans le même mouvement, promet de diviser les coûts de fabrication par deux et de fournir du travail à des ouvriers dépourvus de qualification. Honoré Blanc aurait-il devancé Henry Ford de plus d'un siècle ? La thèse serait difficile à tenir : le projet de Blanc a connu un échec cuisant et son nom est vite tombé dans l'oubli. Pourquoi ? Le récit de cette innovation avortée ébranle les fondements de notre vision de l'évolution technologique, celle d'un progrès uniforme animé par la rationalité de l'ingénieur.

Hôtel des Invalides, 20 novembre 1790 : savants, hommes politiques et officiers de l'armée sont rassemblés autour d'un humble armurier du nom d'Honoré Blanc. Financé par le service de l'artillerie, il vient d'achever la fabrication de 1 000 platines de fusils dans un atelier expérimental aménagé dans le donjon du fort de Vincennes. Sous l'œil attentif de la prestigieuse assistance, il montre que les pièces de ces platines sont suffisamment identiques d'un exemplaire à l'autre pour être interchangeables. Cette démonstration publique est accompagnée d'une pétition envoyée à l'Assemblée nationale. Blanc y propose que l'Etat crée un atelier central destiné à la fabrication de fusils uniformes. Cet atelier, écrit-il, permettrait de se débarrasser de « l'ancien régime des manufactures » et de satisfaire les besoins du pays en fusils. Selon Blanc, les coûts de fabrication et de réparation des armes seraient réduits de moitié, et une telle décision stimulerait l'innovation au sein d'une nouvelle génération de mécaniciens. Enfin, elle fournirait du travail aux vagabonds sans qualification.

Cinq ans plus tôt, Blanc avait reçu dans son atelier de Vincennes la visite de l'ambassadeur américain Thomas Jefferson. Depuis longtemps, les historiens de la technologie savent que, par l'entremise de Jefferson, la méthode de fabrication inventée par l'armurier français a été portée à la connaissance de ses homologues aux Etats-Unis. L'histoire traditionnelle du célèbre « système américain de production » commence précisément avec l'entrée en scène des armuriers américains qui, sous l'impulsion d'Eli Whitney, sont érigés en véritables précurseurs de la fabrication d'objets à partir de pièces interchangeables. Le récit habituel déroule alors les succès de la fabrication, par des entrepreneurs privés, des fusils, des machines à coudre, puis des bicyclettes. La méthode de production à la chaîne de Henry Ford couronne cette évolution. Elle est présentée comme le triomphe de l'idéal d'une production rationnelle, mais aussi, non sans paradoxe, comme un mode de production typiquement américain.

L'histoire de l'invention française de l'interchangeabilité des pièces n'a jamais été racontée. Ce silence en dit long quant à nos présupposés sur les évolutions technologiques et à la confiance que, spontanément, nous accordons à la mémoire officielle en matière de technologie. En effet, lorsque l'Europe découvre le système américain de fabrication dans les années 1850, les militaires français n'ont jamais entendu parler de l'interchangeabilité, et encore moins d'Honoré Blanc. Les historiens n'ont donc pas estimé nécessaire de pousser plus loin leurs investigations. Mais qu'est-il advenu d'Honoré Blanc et de ses plans grandioses ?

Loin d'éteindre notre curiosité, cette amnésie technologique devrait au contraire la piquer au vif. Car cette succession d'échecs et de succès heurte notre compréhension commune du progrès technologique. On pense généralement que la direction prise par le développement industriel relève de l'évidence : la production n'obéit-elle pas à une logique qui la rend toujours plus rationnelle ? En cette fin de XXe siècle, le succès récent de nouvelles formes de fabrication fondées sur la flexibilité de petites unités de production, en Italie du Nord ou dans d'autres régions industrielles, incite les spécialistes à revenir sur leur ancienne approche de l'histoire de l'industrialisation. En présupposant que la production tend inévitablement vers le fordisme, on ne parvient absolument pas à rendre compte de la vitalité de ces formes alternatives d'industrialisation. Comment raconter une histoire non téléologique ? L'émergence et l'abandon de la fabrication des pièces interchangeables en France nous offre un magnifique cas d'école.

Nul ne met en doute le fait que la fabrication de pièces détachées interchangeables constitue un élément clef de la production de masse moderne. L'interchangeabilité implique que la précision de la fabrication des pièces d'un produit donné soit telle que leur assemblage ne nécessite aucun ajustement final. A son niveau, la méthode de Blanc atteint cet idéal : il met au point des matrices pour remplacer le forgeage des pièces, il invente des gabarits pour les raboter et des machines à forer les trous pour les façonner, il fabrique des calibres pour vérifier que les pièces s'ajustent selon une certaine marge de tolérance. Bien que ce procédé soit mis en œuvre à l'aide d'outils manuels, l'exécution dépend en principe de guides mécaniques. Chaque ouvrier est obligé de faire des pièces qui s'ajustent parfaitement lors de l'assemblage final. Le procédé de fabrication contrôle le travail de l'artisan et, de ce point de vue, l'ajustement final du produit témoigne de la rigueur avec laquelle l'ordre social est policé.
Gardons-nous de mettre sur le même plan l'atelier de Blanc à Vincennes et les usines de Ford à Detroit. Pour parvenir à la production de masse, Ford a su rassembler plusieurs ingrédients supplémentaires : le cadre de l'usine, la division acharnée du travail et une mécanisation à tout crin. C'est l'ensemble de ce schéma de production qui a effectivement permis l'assemblage, par des ouvriers sans qualification, d'un nombre prodigieux de Model T à bas coût. Outre leurs différences en matière de méthodes, le célèbre Ford et l'inconnu Blanc se distinguent donc aussi par leurs ouvriers, par le type de marché convoité et par les objectifs visés. Avant tout, Ford, l'entrepreneur, recherche la rentabilité.

L'armée française, depuis le début du XVIIIe siècle, se fournit en armes exclusivement auprès du service de l'artillerie. Formés dans les premières écoles européennes qui aient été dotées d'une éducation scientifique généraliste, les artilleurs ont acquis des connaissances en mathématiques, en mécanique, en dessin technique, en métallurgie, en gestion administrative, ainsi qu'en balistique. Techniciens de profession, ils sont les acteurs d'une compétition méritocratique et l'esprit de leur corps est de servir l'Etat. Pour remplir leur mission, ils supervisent un ensemble de fonderies à canons et de manufactures de fusils, qui relèvent du secteur privé. Les artilleurs n'ont pas la rentabilité comme objectif principal, mais la rationalité au service de l'Etat.
Suite aux défaites de la guerre de Sept Ans, l'armée française a subi une vaste réforme. Le nouveau chef de l'artillerie, l'audacieux Jean-Baptiste de Gribeauval, conçoit en 1763 un nouveau système de canons censé permettre la mise en oeuvre de la nouvelle tactique mobile, par ailleurs très controversée, qu'avait élaborée Jacques-Antoine-Hippolyte de Guibert5. Ses partisans ne se privent pas de souligner que les fusils français ne sont pas adaptés à cette tactique de mouvement. Un artilleur se livre ainsi à de savants calculs : les mousquets ne tuent qu'une fois sur 150 coups tirés, tandis que le taux de succès du nouveau canon de Gribeauval est onze fois supérieur. Il exhorte donc ses compatriotes à « perfectionner [leurs] mousquets comme [ils] ont commencé à perfectionner [leur] artillerie ».

Alors que la controverse sur la tactique de Guibert bat son plein, les partisans de Gribeauval annoncent l'arrivée du nouveau fusil mis au point par Honoré Blanc, armurier de l'Etat. Peu modeste, celui-ci n'hésite pas à proclamer qu'avant le modèle 1777, « personne ne s'est sérieusement préoccupé du perfectionnement des armes à feu ». Qu'ont en tête les partisans de Gribeauval ? Accroître l'efficacité de leurs mousquets en les produisant de façon plus précise. Mais comment procéder sachant que l'Etat n'est pas propriétaire des manufactures ? Les artilleurs décident de faire respecter un ensemble de normes rigoureuses et d'appliquer au monde de la production l'organisation divisionnaire qu'ils avaient réussi à imposer aux soldats et au maniement des armes dans les batailles.

Les corporations artisanales étaient déjà dans la ligne de mire de l'élite intellectuelle du XVIIIe siècle. Dans son Encyclopédie, à l'article Art, Diderot dénonce ainsi les secrets bien gardés du savoir-faire des corporations, qui étouffent l'innovation et ferment l'accès du commerce. Pour les remplacer, il appelle de ses voeux une nouvelle alliance de la théorie et de la pratique. Les ingénieurs français des Lumières relèvent ce défi dans le domaine de la conception et de la production des fusils. Implicitement, une nouvelle division du travail sous-tend les innovations techniques.
L'une d'entre elles, le dessin technique, constitue un instrument majeur de la transformation du travail par les ingénieurs. Diderot l'appelle « la géométrie des boutiques ». Par la distinction qu'il implique entre la conception d'un produit et son exécution, le dessin indique comment répartir les tâches dans l'atelier. Créant un langage commun à l'artisan et à l'ingénieur, il lie et hiérarchise les divers intervenants du processus de production. Ce sont d'ailleurs ces ingénieurs français du XVIIIe siècle qui ont développé les techniques de projection encore enseignées aujourd'hui.

Cependant, à eux seuls, les dessins ne suffisent pas à obliger les ouvriers à fabriquer des produits normalisés. Les artilleurs doivent matérialiser leurs instructions grâce à des calibres, des gabarits, des matrices et des machines. Ces divers instruments réduisent la marge de manœuvre des artisans, souvent tentés de parer au plus pressé, et définissent les limites de l'accord entre les ouvriers et leurs supérieurs. Les calibres incarnent les « tolérances » de fabrication, un terme introduit par les artilleurs de l'Ancien Régime. Ces mesures objectives relient les artisans et leurs supérieurs à un ensemble de règles impersonnelles, là où les risques de conflits sont les plus grands. Puisque la pièce d'un artisan n'est acceptée que si elle s'ajuste avec celles de ses camarades d'atelier, on est tenté d'interpréter l'objectivité du produit fabriqué comme le résultat d'un ensemble de règles toujours plus élaborées destinées à juguler les révoltes potentielles des artisans.

Cette objectivité apparente ne met pourtant pas fin à tous les conflits. Il suffit pour s'en convaincre de voir comment la ville de Saint-Etienne a réagi face à cette volonté de rationalisation de la fabrication...

Les historiens du XIXe siècle identifiaient Saint-Etienne au berceau de la révolution industrielle française. Aujourd'hui, les historiens voient plutôt dans la région stéphanoise de l'époque un réseau de petites entreprises spécialisées, dynamiques, suffisamment flexibles pour s'adapter aux changements du marché. Ces visions quelque peu contradictoires font de Saint-Etienne le lieu idoine pour appréhender les débuts de l'industrialisation française. Depuis le début du XVIIIe siècle, les quelque 120 000 habitants du bassin de Saint-Etienne s'emploient au travail du métal, à l'extraction du charbon et à la fabrication de textiles. L'artillerie envoie dans la vallée stéphanoise des officiers compétents, les inspecteurs, afin de s'assurer que les fusils achetés pour les troupes du roi correspondent aux spécifications requises. Les inspecteurs achètent des armes à feu à des marchands habilités, appelés entrepreneurs , qui eux-mêmes sous-traitent la fabrication à des artisans. Saint-Etienne produit des fusils aussi bien pour les militaires que pour les civils : soit, pour les premiers, entre 0 et 25 000 armes à feu par an selon les aléas de la guerre et de la paix, et, pour les seconds, de 40 000 à 60 000 armes à feu destinées aux marchés civils de l'Europe du Sud, du Levant et du commerce des esclaves africains. Environ 2 000 armuriers se répartissent la production. Trois cents à 600 d'entre eux ont le droit de travailler pour l'armée, mais, de même que les entrepreneurs, rien ne leur interdit d'exécuter des commandes civiles. Les inspecteurs sont ainsi confrontés à un trafic permanent, à la limite de la légalité, où s'échangent personnels, matériaux et marchandises. Seul le contrôle exercé au Banc des épreuves , où tous les fusils stéphanois subissent des tests de sécurité, permet aux inspecteurs de faire respecter la limite entre ces deux mondes politico-économiques.

A ces difficultés s'ajoute le fait que tous les armuriers ne résident pas dans la ville de Saint-Etienne. Ils sont dispersés dans toute la vallée. La carte de leur implantation reflète la disponibilité locale du charbon et de la bonne vingtaine de composants impliqués dans la fabrication des fusils. La formation d'armurier nécessite un long apprentissage, souvent dispensé au sein de la famille. Les armuriers ne trou- vent pourtant pas grâce aux yeux des artilleurs : ce sont des « gens de la conception la plus dure pour la plupart et disposés à s'écarter des principes les plus ordinaires ». Les artilleurs les considèrent avec dédain comme des êtres primitifs qui suivent aveuglément la tradition. Les inspecteurs sont pour leur part irrités par l'âpreté au gain des armuriers. Un inspecteur se plaint ainsi qu'à l'occasion d'une commande particulièrement lucrative un armurier est capable de produire, en deux semaines, plus de fusils qu'il n'en a fabriqués dans les deux mois précédents. Les inspecteurs déplorent également la vénalité dont font preuve les marchands dans leur compétition sur le marché local.

Ils sont donc déterminés à transformer Saint-Etienne en cité industrielle comparable aux manufactures du Nord, Maubeuge et Charleville, où tous les armuriers travaillent dans une fabrique unique sous la surveillance d'un seul entrepreneur.
En 1777, Gribeauval et ses partisans introduisent ainsi non seulement un nouveau modèle de fusil, mais aussi de nouveaux rapports d'encadrement avec les armuriers. Pour la première fois, au lieu d'acheter des produits finis, l'Etat fixe les prix de pièces détachées qui, soulignons-le, ne sont pas encore interchangeables. Les tests de qualité sont renforcés et de nouvelles techniques de production sont introduites. Honoré Blanc est chargé de faire en sorte que « soient pourvus les différents outils et instruments nécessaires pour assurer l'uniformité dans les trois manufactures ».

Ces outils et ces instruments relèvent de la compétence des contrôleurs* et des éprouveurs*, des salariés de l'Etat. Ces hommes remplissent un rôle crucial d'intermédiaires entre les deux bouts de la chaîne : les artilleurs et les artisans indépendants. Un officier de l'artillerie les a appelés les « yeux de l'inspecteur », ajoutant : « Maiscomme le dit le proverbe, il ne faut pas toujours "en croire ses yeux" ». L'un de ces contrôleurs, Joseph Bonnand, semble « plus intéressé par son portefeuille que par sa mission » : il prélève en effet une petite commission à chaque inspection effectuée. Ces agissements sont intolérables aux yeux des partisans de Gribeauval, car ils ne peuvent que relâcher la sévérité des contrôleurs sur les armes défectueuses. Le problème de fond est que les contrôleurs partagent les passions, les rivalités et les intérêts des travailleurs auxquels ils sont attachés « par le sang, par les alliances ou par l'amitié ». A ce tissu social qui a longtemps gouverné la ville de Saint-Etienne, les artilleurs espèrent substituer des mesures objectives, c'est-à-dire des dessins, des calibres et des machines.

La tâche n'est pas facile. Les plans d'ensemble détaillés du modèle 1777 ne seront pas achevés avant 1804 ! En 1777, on dispose seulement d'une liste des dimensions de chaque pièce. Mais les valeurs des neuf principales dimensions de la noix de la platine, par exemple, sont insuffisantes pour déterminer précisément la forme de la pièce, qui ne peut être calculée par construction géométrique cf. dessin page 82 . Les artilleurs doivent donc se résoudre à définir une marge de tolérance pour les dimensions de la noix par l'intermédiaire de calibres et de gabarits.

Les calibres de référence élaborés par Honoré Blanc pour le modèle 1777 témoignent d'une exécution remarquable. Il faudra attendre quarante ans pour en trouver l'équivalent aux Etats-Unis et la fin du XIXe siècle pour en rencontrer de rares exemples dans l'indus-trie française civile. A partir de copies de ces calibres, chaque artisan fabrique les siennes pour son usage professionnel quotidien. Elles permettent de définir la forme physique du fusil et limitent la part de liberté de l'artisan dans le processus de production. En 1782, un inspecteur, Pierre-André-Nicolas Agoult, se croit autorisé à triompher : le fusil a « enfin atteint la perfection souhaitée ».

Mais cette perfection a un prix. Le nombre de platines rejetées augmente de façon significative à partir de 1777, de même que la charge de travail pour les fabricants. Les armuriers augmentent leurs coûts. Ils sont nombreux à abandonner la production militaire au profit d'un marché civil qui, sous la forte demande des révolutionnaires américains, est singulièrement florissant. Pour les retenir, Gribeauval et ses partisans augmentent le prix offert pour une platine. La production chute néanmoins : elle passe de 20 000 à 12 000 entre 1776 et 1781, et continue ensuite à baisser. En désespoir de cause, l'inspecteur Agoult décrète que les armuriers seront soumis à la discipline militaire. Des dizaines d'entre eux sont jetés en prison sous l'accusation de violation des règles de procédures du travail.
Ces hommes ne sont ni des soldats, ni des ouvriers journaliers, mais des artisans d'élite. Le conseil municipal, offusqué, prend fait et cause pour eux. Les armuriers, même les armuriers militaires, payent des taxes et relèvent des cours de justice civiles : « Ils appartiennent par conséquent au corps des citoyens ». A l'automne 1781, le ministre de la Guerre ordonne à Agoult de modérer son zèle. Dans les mois qui suivent, les autorités civiles de Paris autorisent l'élection d'un éprouveur en chef, un civil, par un corps de syndics locaux. Cette victoire affaiblit le pouvoir des inspecteurs. Les armuriers militaires peuvent désormais passer au secteur civil sans crainte de représailles. Gribeauval s'inquiète à l'idée de l'effondrement prochain de la précieuse armurerie du royaume. Que faire ?

Plusieurs inspecteurs proposent que l'Etat se substitue aux entrepreneurs, en les dédommageant pour se libérer des engagements antérieurs. L'Etat pourrait diriger l'armurerie par un système de régie placé sous l'autorité de la cour. Cette industrie nationale serait centralisée dans une seule fabrique, les armuriers seraient engagés par contrat et les inspecteurs encadreraient l'activité. Mais Gribeauval s'y oppose. Selon lui, le roi serait mal avisé de racheter l'armurerie et d'endosser les risques que font courir les fluctuations de la demande. De plus, Gribeauval répugne à mêler ses officiers aux affaires. A la place, il propose une solution technique qui élimine tout simplement le besoin en ouvriers qualifiés : la fabrication de pièces interchangeables !

Les partisans de Gribeauval exposent différentes justifications à ce choix. Primo, les coûts de production seront réduits. Ils savent pourtant que des économies substantielles ne sont possibles qu'avec un système suffisamment généralisé pour se passer complètement de la compétence des « ajusteurs ». Or, la tâche est démesurée pour l'époque. Secundo, le coût d'un fusil serait réduit sur toute sa durée de vie grâce à des réparations plus faciles. Encore faudrait-il disposer de pièces de rechange en réserve, ce qui ne sera jamais réalisé. Tertio,l'efficacité des troupes sur le champ de bataille serait améliorée grâce à la rapidité de réparation due aux pièces interchangeables. Mais il faudrait procéder à une identification précise des fusils interchangeables, ce qui, là non plus, ne sera jamais fait.

On ne peut manquer d'être frappé par ce constat : ces diverses justifications mettent en exergue l'intérêt que la fabrication de pièces interchangeables représente pour l'Etat, aucune ne fait mention des éventuels avantages que pourrait en tirer le secteur privé.

Le fantasme de l'usine « sans ouvrier » fait partie de la mentalité des ingénieurs depuis les Lumières. Mais on a trop souvent omis de remarquer que cette usine était aussi « sans entrepreneur ». Le raisonnement est pourtant parfaitement articulé. D'une part, les étroites marges de tolérance des pièces interchangeables obligent l'ouvrier à travailler selon les instructions de l'ingénieur. D'autre part, en intégrant les instructions dans le processus de production, on oblige les contrôleurs à faire preuve d'honnêteté lorsqu'ils supervisent leurs camarades. De fait, cette analyse rationnelle de la production rend caduc le rôle des marchands. Un tel idéal technocratique repose sur des relations entre les ingénieurs et les ouvriers, des relations médiatisées par des dessins techniques, des calibres, des gabarits et des machines. Aux antipodes d'une conception où la recherche du profit par les entrepreneurs est le moteur de la révolution industrielle, il faut prendre en compte la vision que ces ingénieurs se faisaient de la modernité industrielle. La fabrication de pièces interchangeables est en fait apparue comme une alternative à la production capitaliste. Ce modèle n'a pas rencontré le succès, du moins à court terme. Mais la compréhension de cet échec permet d'éclairer la nature de l'industrialisation telle qu'elle a effectivement émergé en France au XIXe siècle.

L'hostilité que subit Blanc à Saint-Etienne pousse Gribeauval à déplacer son atelier dans la tranquillité du donjon de Vincennes. Quelques mois après la séance de démonstration décrite en introduction de cet article, les méthodes de Blanc reçoivent en 1791 l'approbation d'une commission mandatée par l'Académie des sciences. Elle est présidée par Jean-Baptiste Le Roy, assisté par Pierre-Simon Laplace, Jean-Charles de Borda et Charles-Augustin de Coulomb. Un an plus tard, une commission militaire confirme la capacité de Blanc à produire des fusils à pièces interchangeables. Mais les membres de la commission s'interrogent sur la pertinence d'un projet qui, dans le contexte politique de la Révolution française, vise à se passer des artisans. La nouvelle manufacture aurait pour conséquence de « ravir l'existence à un grand nombre d'ouvriers, surtout dans les circonstances où la France se trouve ». S'ils avaient vent de cette intention, nul doute que les armuriers ne réagiront violemment. Or, en ces temps de levées en masse pour les guerres révolutionnaires, l'Etat a précisément un grand besoin de fusils. En 1793, Maubeuge et Charleville tombent aux mains des ennemis, et Saint-Etienne suit peu après sous le coup des rebelles lyonnais. Fin 1793, sur la demande de Lazare Carnot et de Prieur de la Côte-d'Or, le Comité de salut public décide donc de créer une manufacture à Paris. Elle se révélera être la plus grande faillite industrielle jamais connue en Europe, une entreprise gigantesque dont le destin est lié à celui de la Terreur. La même année, Carnot et Prieur, déçus par les rendements de la production du fusil, décident la création d'ateliers expérimentaux pour travailler à la fabrication de pièces interchangeables. Cet Atelier de perfectionnement ne survivra pas longtemps à l'effondrement de la manufacture après Thermidor1,

Au même moment, la Convention autorise Blanc à acheter un couvent et une fabrique de boutons à Roanne. Car Blanc a décidé de poursuivre la fabrication de pièces interchangeables en tant qu'entrepreneur privé et de vendre ses fusils à l'armée. En septembre 1797, il produit environ 4 000 fusils à platine à Roanne. En 1800, il atteint les 11 500 Après sa mort en 1802, la production se poursuit au rythme de 10 000 fusils par an. A la même époque, l'Américain Eli Whitney n'arrive pas à honorer des commandes pourtant moins importantes et, en réalité, les pièces de ses fusils à platine ne sont pas interchangeables. D'un point de vue technique, la fabrique de Blanc s'avère donc être une réalisation extraordinaire.

Mais les compétences artisanales demeurent encore essentielles dans le processus de production et la fabrique de Blanc n'atteint jamais son seuil de rentabilité. Les fusils de Roanne sont 20 % plus chers que ceux produits par la région stéphanoise revenue dans le giron national.

Grâce à ses appuis au sein de l'artillerie, Blanc obtient diverses faveurs : il reçoit une subvention qui représente 27 % de son coût de production, il est autorisé à utiliser la main-d'oeuvre des conscrits et obtient de bas taux d'intérêt. Cette sollicitude ne fait pourtant qu'affaiblir sa position face à l'hostilité d'une nouvelle faction puissante dans l'artillerie. Sous la férule d'un proche de Napoléon, Jean-Jacques-Basilien Gassendi, cette faction obtiendra la fermeture de la manufacture de Roanne en 1807.
Pourquoi, après quatre décennies d'efforts orientés vers une production rationnelle, l'artillerie de Gassendi a-t-elle fini par désavouer cet idéal ? On ne peut se contenter de constater l'absence de rentabilité de la méthode. La différence des coûts de Roanne et de Saint-Etienne n'a jamais été excessive et, de plus, toutes les manufactures reçoivent des subventions. Durant la même période, les Etats-Unis, plutôt avares en dépenses publiques, souscrivent à un système de régie pour la production de fusils. Gassendi et ses partisans soutiennent cependant que l'interchangeabilité n'est ni faisable, ni rentable, ni souhaitable. Quelles sont leurs motivations et comment gagnent-ils la partie ?

L'âpre bataille des bureaucrates au sujet de la fabrication des pièces interchangeables s'inscrit plus largement dans l'effort accompli par les élites napoléoniennes pour redéfinir l'Etat français, après le trauma que constitue à leurs yeux la Révolution. La solution napoléonienne consiste à polariser les élites locales et les classes populaires sur l'intérêt national à travers un « Etat guerrier »9. Une telle politique engendre naturellement la prospérité du commerce des armes. La question est de savoir comment diviser le butin. Ce débat provoque l'affrontement du successeur de Gribeauval, François-Marie Aboville, et de Gassendi.

Aboville veut satisfaire l'essentiel des besoins militaires grâce à une fabrique mécanisée, possédée par l'Etat. Il voit dans l'expérience de Roanne le germe d'une nouvelle manufacture gérée par un système de régie. De cette façon, l'Etat ne serait plus jamais l'otage des rebellions des armuriers de Saint-Etienne, comme cela a été le cas sous la Révolution. Pour Aboville, la précision de la fabrication est le garant du main-tien de la discipline et l'ajustement des fusils de Roanne démontre la maîtrise qu'exerce le service de l'artillerie sur les artisans.

Gassendi a une conception différente de la stratégie sociale du régime napoléonien. Il soutient que l'approvisionnement régulier en armes à feu de l'armée napoléonienne nécessite à la fois le consensus de la classe des artisans et le capital des riches marchands d'armes. Cette politique industrielle participe d'une stratégie sociale fondée sur la prise en compte des intérêts privés par l'Etat. C'est en ces termes que Gassendi décide de rejeter le projet d'une production mécanisée des fusils à platine : « Mais un gouver-nement éclairé doit s'allier aux [profits] des particuliers, et dans cette proposition onéreuse, le gouvernement ne trouverait pas une telle alliance ».
Gassendi rétablit ainsi le rôle médiateur de l'artillerie entre l'Etat et les capitalistes locaux. Sous Napoléon, qui est lui-même artilleur, l'Etat réinstalle le système d'achat des armements de l'Ancien Régime. Ce changement a bien sûr une dimension pragmatique en ces temps de guerre. Alors que l'armée est en marche sur Moscou, l'heure n'est plus aux troubles internes. Mais il est également révélateur de l'émergence du dirigisme, qui repose sur l'amalgame du capitalisme privé et de l'encadrement étatique. C'est ce même système qui, tout au long du XIXe siècle, prévaudra dans les relations entre l'armée française et l'industrie...

Cette conception napoléonienne des relations sociales se reflète dans les qualités que doivent offrir les produits fabriqués. Pour Aboville, le bon ajustement du produit représente la mesure de sa capacité à maintenir l'ordre social. Les partisans de Gassendi prétendent diriger la production en se référant à un idéal d'harmonie : l'harmonie est autant le signe de la coopération sociale que celui d'un bon fonctionnement. Gassendi insiste notamment sur l'idée que le fusil est un dispositif dont les parties doivent travailler ensemble. Les parties isolées du fusil, comme les travailleurs isolés, ne peuvent pas fonctionner comme un tout. Exiger des marges de tolérance très strictes pour toutes les dimensions conduit non seulement à des coûts prohibitifs mais aussi à des fusils défectueux. Selon Gassendi, l'identité parfaite est une chimère.

Durant cette guerre intestine, les « faits » technologiques les plus élémentaires sont soumis à contestation. C'est le cas pour les pièces des fusils de Blanc : sont-elles réellement interchangeables ? En 1801, Aboville démontre que 492 spécimens de Roanne sur 500 sont effectivement interchangeables. Il adresse ensuite une pétition à Napoléon pour demander le remplacement des armureries par une manufacture unique. Mais on peut lire en haut de la pétition, griffonné en travers de la main de Napoléon : « Le ministère de la Guerre me fera connaître l'opinion de [Gassendi] sur cet objet ». Une semaine plus tard, un essai exécuté sous la direction de Gassendi démontre que seuls 152 fusils sur les 492 sont utilisables. Le contrôle des faits technologiques passe, semble-t-il, par le contrôle du personnel chargé de les établir. Le triomphe de Gassendi et sa manipulation des procédures de test ont une conséquence essentielle : pour les cinquante années à venir, les ingénieurs français se souviendront que la fabrication de pièces interchangeables a été un échec. L'amnésie technologique est en marche.

Cette histoire montre comment une technologie, considérée aujourd'hui comme supérieure, peut être rejetée, abandonnée et oubliée par des hommes dont les critères sont différents des nôtres. Certes, l'émergence et l'abandon de la fabrication des pièces interchangeables en France pourraient s'expliquer simplement : les artilleurs ont essayé cette technique dans l'espoir qu'elle serait rentable, et ils l'ont laissée tomber en constatant que ce n'était pas le cas. Mais c'est un peu court. Si cette affirmation recèle certainement une part de vérité, elle néglige une question bien plus fondamentale : comment le critère de rentabilité est-il devenu le facteur déterminant pour juger du succès d'une technologie ? Nous avons vu que la fabrication des pièces interchangeables a été désavouée en France, non parce que c'était un échec technique, mais parce qu'elle avait cessé de représenter l'idéal d'organisation sociale du régime en place. Il faut en conclure qu'en matière d'histoire des techniques la mémoire ne doit pas se contenter de suivre un seul fil conducteur, qui serait celui du cours inéluctable de l'évolution technologique. Pour éclairer le chemin qui a conduit aux technologies du présent, il faut, à chaque bifurcation du passé, faire l'effort d'exhumer les propositions alternatives et analyser les raisons de leur abandon.

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Message  Baccardi Jeu 19 Fév 2015, 21:07

Fort intéressant et illustrant une fois encore le fameux "nul n'est prophète en son pays" Mémoire important sur la fabrication des armes de guerre  72113

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Message  freebird Ven 20 Fév 2015, 13:28

magnifique document. merci.

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Message  Jipé 87 Ven 20 Fév 2015, 14:31

Merci ! Very Happy

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